Chargé de mission chez GenerationLibre
GenerationLibre investit le débat institutionnel. En 2022, il publiait le recueil “Déprésidentialiser la Vème République ». Deux ans plus tard, alors que la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet relance le débat de la proportionnelle avec sa proposition d’élire les parlementaires des départements les plus peuplés selon un scrutin de liste à la proportionnelle, GenerationLibre a entrepris la lecture éclairante des deux rapports du think tank Terra Nova sur la proportionnelle, publiés en 2018 (ICI) et 2023 (ICI).
Historiquement, l’idée “proportionnaliste” prend son essor dans les années 1870-1880 avec l’émergence des partis politiques permanents. Elle est défendue par John Stuart Mill en 1865 comme une pacification des mœurs politiques et comme un rempart contre la plèbe révolutionnaire. L’intellectuel y voyait alors un moyen d’éviter le gouvernement d’une seule classe. En France, la proportionnelle fut défendue par la gauche du Parti radical, par la droite républicaine et par les démocrates-chrétiens pour qui la proportionnelle est une manière de discipliner les groupes parlementaires et de stabiliser les majorités. De 1919 à 1928, la France adopte alors un mode de scrutin mixte (scrutin de liste plurinominal à un seul tour). Le mode de scrutin proportionnel sera appliqué de nouveau en 1945 jusqu’en 1951. Puis, pour la dernière fois, lors des élections législatives de 1986.
Aussi, en 2017, le candidat Emmanuel Macron s’engage à introduire dès la première année de son mandat « une dose de proportionnelle ». Sur la base de cet engagement, le gouvernement a, l’année suivante, présenté une réforme des institutions et déposé au Parlement plusieurs textes (constitutionnels, organiques et ordinaires) qui ne furent jamais discutés. Parmi ces textes, un projet de loi ordinaire prévoyait d’élire 87 députés au scrutin de liste nationale à la représentation proportionnelle, soit une dose de proportionnelle de 20%. Ce projet a été abandonné. Dans la foulée, lors de la campagne présidentielle de 2022, le candidat Macron s’est dit favorable à un système de « proportionnelle intégrale ».
Pour servir ce débat institutionnel, le think tank Terra Nova a publié deux rapports : « Une dose de proportionnelle : pourquoi, comment, laquelle ? » (2018) et « Proportionnelle : le retour » (2023). Dans ses travaux, le think tank s’est astreint au respect de trois exigences :
– conserver le rôle du député comme élu local représentant sa circonscription ;
– une représentativité des groupes politiques en fonction de leur poids réel dans le pays ;
– un système simple et transparent dans lequel toutes les voix comptent réellement.
I – Pourquoi un mode de scrutin à la proportionnelle ?
Plusieurs arguments sont exposés par Terra Nova pour justifier l’instauration de la proportionnelle :
A/ Une meilleure représentativité
La proportionnelle permettrait une meilleure représentativité des sensibilités politiques des citoyens à l’Assemblée nationale. Elle serait un moyen de lutter contre les comportements de « vote utile », l’abstention et le sentiment d’exclusion de certains citoyens.
Par ailleurs, le think tank estime qu’en raison du scrutin majoritaire, les femmes, les jeunes et les minorités visibles sont sous-représentés.
B/ Un mode de scrutin répandu
Il apparaît que la proportionnelle est la norme chez nos voisins (Autriche, Belgique, Chypre, Croatie, Finlande, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovénie etc.) et que le scrutin majoritaire fait figure d’exception (France et Royaume-Uni). Au sein de l’UE, 21 pays ont des systèmes proportionnels et 5 ont des systèmes mixtes.
C/ L’absence de lien entre proportionnelle et instabilité
En France, les détracteurs de la proportionnelle prétendent qu’elle serait la cause d’instabilités gouvernementales (notamment sous la IIIème et IVème République). Cette affirmation est fausse pour plusieurs raisons :
– d’abord, les pays ayant adopté ce mode de scrutin (proportionnel ou mixte) ne sont pas marqués par cette instabilité et disposent de gouvernements de législature ;
– ensuite, si un tel scrutin peut donner lieu à des divisions et des difficultés à parvenir à un compromis, il n’en reste pas moins que les coalitions formées par la suite sont le plus souvent stables ;
– aussi, l’instabilité chronique de la IIIème et IVème République ne peut être imputée à la proportionnelle puisque le mode de scrutin était presque toujours majoritaire. Sa source est plutôt à chercher dans les abus du pouvoir présidentiel ;
– enfin, la Vème République malgré son scrutin majoritaire, a également connu l’instabilité.
D/ Une proportionnelle responsable de la montée des extrêmes ?
Il est reproché à la proportionnelle de contribuer à la montée en puissance des extrêmes (ex : élections législatives de 1986). Toutefois, les partis extrémistes progressent sur toute la planète, quel que soit le régime ou le mode de scrutin. Le scrutin majoritaire n’aura pas étouffé ce phénomène lors des élections législatives de 2022 en France ou aux Etats-Unis. L’exclusion de ces partis contribue d’ailleurs au discrédit de nos institutions et au rejet qui alimente ces mêmes partis.
E/ Le lien entre abstention et proportionnelle
Enfin, dans plusieurs pays européens au sein desquels le scrutin est proportionnel ou mixte, l’abstention y est faible, à l’inverse de la France, dotée d’un scrutin majoritaire.
II- Comment introduire une dose de proportionnelle aux élections législatives ?
A/ L’idée de la proportionnelle intégrale
Dans le cadre de la proportionnelle intégrale, il faut prendre en compte le paramètre de l’entité géographique. Ce mode de scrutin peut être organisé sous différentes échelles (liste nationale, régionale, départementale).
Alors qu’un scrutin de liste au niveau national implique un nombre élevé de candidats sur chaque liste, cela aurait pour effet d’accroître la perte du lien direct entre députés et citoyens et d’engager une compétition entre les candidats au sein d’une même liste afin d’y être placés en tête.
En outre, une élection à maille régionale, sur le modèle espagnol, a pour effet d’accroître l’influence des partis, ce qui « serait peu en phase avec l’exigence moderne de contrôle des élus par les électeurs ».
Enfin, une élection à maille départementale (à l’instar des élections législatives de 1986) pose le problème de la disparité du nombre d’élus par circonscription. Terra Nova recommande alors d’adopter un système homogène reposant sur un redécoupage électoral en districts électoraux composé chacun de 6 à 7 députés. Ce système pourrait s’associer avec le principe d’un vote préférentiel sur liste (à l’instar de la Belgique, de la Suède, de la Lettonie ou de la Slovaquie) pour que l’électeur exprime sa préférence en faveur d’un candidat en particulier.
B/ L’idée d’un scrutin mixte
L’idée d’un scrutin mixte (combinaison du scrutin majoritaire et représentation proportionnelle) existe dans de nombreux pays : Japon, Suède, Allemagne, Danemark.
Trois dimensions doivent être prises en compte : le nombre d’élus au scrutin majoritaire ou proportionnel (1) , la règle pour déterminer le nombre de sièges obtenus pour chaque parti au titre de la partie proportionnelle du système (2) et l’organisation du vote (3).
1. Quelle dose de proportionnelle dans le cadre d’un scrutin mixte ?
Une dose de proportionnelle trop faible conduit à une représentation « homéopathique » tandis qu’une dose élevée mène à une sous-représentation locale. Le think tank Terra Nova juge que dans le cadre d’un scrutin mixte, la dose de proportionnelle ne peut être inférieure à 25 % ni supérieure à 50 %.
Trois formules peuvent été testées selon l’hypothèse d’une réduction du nombre de députés à 400.
– Proportionnelle à 25 % (300 députés élus au scrutin majoritaire et 100 à la proportionnelle)
– Proportionnelle à 50 % (200 députés élus au scrutin majoritaire et 200 élus à la proportionnelle)
– Proportionnelle à 75 % (300 députés élus au scrutin proportionnel et 100 au scrutin majoritaire)
Selon les simulations, avec les rapports de force de 2017 et de 2022, aucun parti n’obtient la majorité absolue en appliquant ces trois doses. Cela suppose donc des accords avec d’autres partis pour former une majorité.
2. Le mode de calcul du nombre de sièges supplémentaires auquel chaque parti a droit dans le cadre d’un scrutin mixte
Trois modes d’attribution à la proportionnelle existent :
– La règle additive (ex : le Japon)
Le scrutin majoritaire et le scrutin proportionnel se déroulent dans le même temps. On se contente donc d’ajouter les sièges obtenus par l’un et l’autre scrutins. Cette méthode a l’avantage de la simplicité et modère les effets proportionnels car le parti vainqueur au scrutin majoritaire prend une part importante des sièges attribués à la proportionnelle.
– La règle corrective
Tous les partis participent à la distribution des sièges supplémentaires, mais le score de chaque parti est défalqué du nombre de voix obtenues par les candidats de ce parti qui sont directement élus dans les circonscriptions au scrutin majoritaire.
– La règle compensatoire (ex : le Bundestag allemand)
Pour chaque parti, on compare le nombre de sièges obtenus au scrutin majoritaire avec le nombre de sièges qui auraient été obtenus au scrutin proportionnel. Si le premier est inférieur au second, on parle de déficit : les sièges restants sont attribués aux divers partis proportionnellement à ce déficit. Typiquement, le parti arrivé en tête au scrutin majoritaire, mieux servi qu’il n’aurait été par un scrutin proportionnel, ne gagnera aucun siège, et les autres partis recevront une prime d’autant plus forte qu’ils auront été mal servis. Cette méthode est la façon la plus naturelle de tendre vers plus de proportionnalité.
3. L’organisation du vote
Trois exemples de mise en œuvre sont possibles :
– Deux scrutins parallèles : élection des députés locaux au scrutin majoritaire d’une part et scrutin de liste pour la proportionnelle d’autre part.
– Un premier tour multifonction : lors du premier tour, les électeurs désignent dans chaque circonscription deux candidats pour un second tour local. Les scores agrégés par les partis permettent de répartir ensuite les sièges complémentaires selon la logique proportionnelle.
Ex : quand on doit donner cinq sièges supplémentaires à un parti, on sélectionne les cinq candidats qui ont obtenu le plus de voix parmi l’ensemble des candidats affiliés à ce parti et qui n’ont pas été élus directement dans une circonscription au scrutin majoritaire.
– Un seul tour, double vote: chaque électeur dispose de deux voix qu’il donne à deux (ou un seul) candidat(s). Dans chaque circonscription, le candidat ayant le plus de voix est élu directement. Les élus supplémentaires sont choisis comme précédemment par parti, suivant les scores obtenus localement.
III- Plusieurs scénarios envisageables
Terra Nova présente plusieurs systèmes envisageables selon différentes combinaisons.
– Système n°1 : les élections proportionnelles à maille départementale
Dans ce système, la proportionnelle est intégrale. Les circonscriptions sont les départements et les électeurs sont appelés aux urnes une seule fois. Les listes sont bloquées et aucun seuil d’éligibilité n’est imposé.
– Système n°2 : 75 des sièges à la proportionnelle, calcul additif, double vote
Dans ce système, les électeurs sont appelés aux urnes une seule fois pour mettre deux bulletins (sur le même nom si l’électeur le souhaite).
– 100 députés sont élus directement dans 100 circonscriptions. Le candidat élu est celui qui obtient le plus de voix ;
– les 300 autres députés sont élus d’une manière différente : le score de chaque parti est comptabilisé en fonction du nombre de voix obtenues par l’ensemble des candidats affiliés dans toutes les circonscriptions. Ce score détermine le nombre d’élus supplémentaires pour le parti. Le nombre d’élus pour chaque parti dépassant par exemple 4% de ce score est calculé selon une règle proportionnelle.
Conclusion : le choix d’une autre règle que la règle additive n’est pas souhaitable au regard du nombre élevé de députés élus à la proportionnelle.
– Système n°3 : 50% des sièges à la proportionnelle, calcul additif, deux scrutins parallèles
Dans ce système, les électeurs sont appelés aux urnes deux fois, à une semaine d’intervalle.
– 200 députés sont élus directement dans 200 circonscriptions à l’issue du second tour selon le mode de scrutin actuel ;
– simultanément, lors du premier tour des candidats « locaux », 200 députés sont élus selon un scrutin de liste régionale proposée par un parti. Une liste obtient des élus si elle dépasse les 4 % par exemple. Le nombre d’élus sur chaque liste passant cette barre est calculé selon une règle proportionnelle.
Conclusion :
– avec ce système, deux types d’élus existent (les représentants d’un territoire avec un lien de proximité et une certaine indépendance ainsi que les représentants des idées des partis) ;
– avec une telle dose de proportionnelle, il est conseillé que les listes soient régionales plutôt que nationales (en raison de la distance vis-à-vis des citoyens que cela impliquerait) ;
– les élus à la proportionnelle sont connus dès le lendemain du premier tour. Les électeurs peuvent donc tenir compte de leur choix pour le second tour ;
– la négociation pour la formation d’un gouvernement se fait in fine ;
– ce mode d’élection suppose que les électeurs votent trois fois (deux fois au premier tour, une fois au second).
Des alternatives existent : un seul tour pour le scrutin majoritaire local, un seul tour avec vote par approbation ou vote par note en lieu et place au vote uninominal classique, deux tours avec une dose proportionnelle plus faible.
– Système n°4 : 25% des sièges à la proportionnelle, calcul compensatoire, premier tour multifonction
Dans ce système, les électeurs sont appelés aux urnes deux fois.
– 300 députés sont élus dans 300 circonscriptions au scrutin majoritaire à deux tours (comme aujourd’hui) ;
– 100 autres députés sont élus à l’issue du second tour, lorsque les élus « directs » sont connus. Chaque parti a le droit à des députés supplémentaires pour compenser le déficit de proportionnalité. Une fois que le nombre de sièges que chaque parti doit obtenir est connu, les députés supplémentaires sont les candidats qui ont obtenu le meilleur score au premier tour mais qui n’ont pas été élus directement.
Conclusion : la règle de calcul par compensation est préférable au regard de la faible dose de candidats élus à la proportionnelle.
– Système n°5 : 25 % des sièges à la proportionnelle, un seul tour, votes transférables nationalement
Dans ce système, les électeurs sont appelés aux urnes une seule fois et votent pour un seul candidat.
– celui qui obtient le plus de voix est élu ;
– les voix des candidats non élus sont comptabilisées au niveau national pour chaque parti affilié (pour le candidat élu, son parti dispose du nombre de voix obtenues moins le nombre de voix obtenues par son meilleur adversaire) ;
– les voix dont disposent chaque parti au niveau national déterminent le nombre de députés supplémentaires dont il disposera.
Conclusion : ce système est une adaptation du système irlandais, maltais, ou australien. Terra Nova juge probable que le comportement des électeurs soit proche d’un comportement de premier tour ce qui donnerait un système très proportionnel. En outre, ce système donne une influence importante aux partis (puisqu’il s’agit du seul moyen d’être élu nationalement).
Des alternatives existent : chaque électeur peut disposer de deux voix qu’il attribue à deux candidats distincts ou à un seul ce qui serait favorable aux petits partis.
IV- Quel scénario est préférable ?
Tous les scénarios envisagés octroient au RN un groupe parlementaire selon les scores de 2007, 2012, 2017 ou 2022.
Aussi, il s’avère que les coalitions pour former une majorité s’imposent.
Dans son premier rapport, Terra Nova juge que le système le plus adapté est le système n°3 (50% des sièges à la proportionnelle – scrutin à maille régionale, calcul additif, deux scrutins parallèles) pour les raisons suivantes :
– forte dose de proportionnelle pour enrichir la représentation nationale ;
– ce système permet de combiner logique personnelle et logique d’opinion par le jeu du double vote (l’électeur vote pour un individu puis pour un parti) ;
– l’effet proportionnel est rééquilibré par la règle addictive.
En second choix, le think tank plaide pour un autre scrutin mixte combinant une dose intermédiaire de sièges distribués à la proportionnelle (25-30 %) avec un calcul compensatoire pour accroître l’effet proportionnel, et un premier tour multifonction.
Dans son second rapport, le think tank exclut une dose de proportionnelle inférieure à 25 % et selon la règle du calcul additif car cela aboutirait à une réforme « inutile ».
Terra Nova recommande l’adoption d’un système mixte avec 75% des députés élus localement et une dose de proportionnelle de 25% selon un principe compensatoire au niveau national (l’équilibre pouvant aller jusqu’à 70/30).
Le think tank propose alors :
– un redécoupage de la carte électorale en 430 circonscriptions ;
– un système de candidatures uniques ;
– un seul tour de scrutin ;
– le transfert des voix non utilisées localement vers le parti affilié au niveau national ;
– une allocation des sièges complémentaires selon la méthode des plus forts restes et un seuil de 3% ;
– les élus complémentaires sont les candidats qui ont obtenu le plus de voix dans leurs circonscriptions.
Publié le 28/03/2024.