Pour la Revue des Juristes de SciencesPo (lire ICI), Gaspard Koenig aborde longuement la question de la propriété de soi – dans un texte de 10 pages. Kim Bloch-Lazare vous fait ici un beau résumé du plaidoyer du philosophe pour une révolution juridique impliquant la liberté de disposer de son corps, de ses cellules et de ses données personnelles.
Reprenant l’analyse de Michel Foucault, Gaspard explique que la morale stoïcienne est comme un cheminement vers la possession de soi. Gaspard se demande néanmoins ce qu’il reste du soi lorsque le réseau envahit notre existence et préempte nos décisions. Le soi n’a en effet jamais été autant sollicité et il est temps de comprendre à qui il appartient.
Gaspard rappelle que la propriété privée, en tant que telle, est indispensable à l’émancipation individuelle. Citant la vision de Proudhon, il montre que la propriété est “la plus grande force révolutionnaire qui existe” car elle coupe le lien de dépendance vis-à-vis du pouvoir politique et permet ainsi à chacun de développer une personnalité propre, y compris en opposition à l’esprit du temps. De ce fait, pour que le citoyen soit quelque chose dans l’État, il faut que sa personnalité s’appuie sur une portion de matière qu’il possède en toute souveraineté.
Pour que le citoyen soit quelque chose dans l’État, il faut que sa personnalité s’appuie sur une portion de matière qu’il possède en toute souveraineté.
En disposant librement de ses biens, chacun peut se laisser aller à la créativité la plus débridée ou à la paresse la plus révoltante. Pourtant, il a fallu attendre bien longtemps pour que les paysans aient le droit de transmettre leurs terres en héritage, d’en vendre librement les fruits et enfin de les aliéner en disposant d’un titre de propriété cessible. L’individu a toujours dû batailler pour pouvoir disposer librement de ses possessions et de ses créations, qu’elles soient matérielles ou intellectuelles.
S’appartenir, c’est ne pas appartenir aux autres, ni à sa famille, ni à son pays, ni à sa religion. Dans l’Occident sécularisé, Gaspard observe qu’une telle formule semble presque devenue banale. Or, il y a encore de nombreux domaines où mon corps ne m’appartient pas, y compris dans nos pays de tradition libérale. Il existe des restrictions légales à l’usus, au fructus et à l’abusus. On ne peut par exemple pas attenter à sa propre dignité, définir librement son genre, faire une Gestation Pour Autrui (GPA) ou se prostituer légalement.
Il y a encore de nombreux domaines où mon corps ne m’appartient pas, y compris dans nos pays de tradition libérale.
Gaspard s’étonne ainsi que que le droit interdise ce que la morale réprouve, dans la mesure où personne ne serait lésé par bon nombre de transactions. Concernant l’abusus, la situation est également surprenante puisque le suicide fût longtemps illégal, l’Eglise ne pouvant tolérer que l’homme modifie les plans de Dieu. D’où le fait que le suicide reste encore hypocritement confiné à une exécution cachée et honteuse et que l’euthanasie soit encore largement interdite.
Le cadavre lui même ne peut pas être libre d’usage. En France, par exemple, la cryogénisation, l’immersion en mer, l’insémination post mortem ou l’embaumement sont interdits, même s’ils ne font porter aucun risque à la salubrité ou la santé publique. Ces restrictions témoignent d’un principe fondamental : en droit, le corps n’est pas patrimonial. La personne est indisponible, et par conséquent le corps qui la supporte n’est pas aliénable.
En France, par exemple, la cryogénisation, l’immersion en mer, l’insémination post mortem ou l’embaumement sont interdits, même s’ils ne font porter aucun risque à la salubrité ou la santé publique.
En ce sens, la propriété du corps entraînerait une confusion heureuse entre le sacré et le profane. C’est un sujet métaphysique sur lequel le juge ne saurait s’exprimer. Les grands monothéismes estiment ainsi que le corps appartient à Dieu, qui peut le détruire mais aussi le ressusciter. En suivant ce raisonnement, l’homme n’est que l’usufruitier, non le possesseur indépendant et le propriétaire de son corps, de sa vie et de tout ce que le Créateur lui a donné pour qu’il en use. Pour contrôler les âmes, la religion a donc besoin de s’emparer des corps. Reprendre la propriété du corps, ce serait ébranler une tradition intellectuelle millénaire.
Gaspard souligne en outre que l’indisponibilité du sujet se traduit par la fiction d’une “maîtrise sans possession”. On est censé disposer de soi sans pour autant s’appartenir au nom de la dignité humaine, devenue une composante de l’ordre public. La dignité humaine devient finalement le sacré sans Dieu.
Aujourd’hui, la dignité humaine devient finalement le sacré sans Dieu. Pour Gaspard, si l’on assume la logique de la modernité et de l’autonomie, il faut au contraire affirmer que l’on se possède soi-même car la chair n’est pas sacrée.
Au vu de cette hypothèse, Gaspard propose l’inverse : essayer la propriété de soi. Si l’on assume la logique de la modernité, de l’autonomie, du matérialisme philosophique, il faut affirmer que l’on se possède soi-même car la chair n’est pas sacrée. La propriété permet d’entrer dans le marché comme de le refuser, de donner la maîtrise pleine et entière. Les progrès de la médecine et de la technologie posent ainsi de manière urgente la question de savoir à qui appartiennent les cellules ou les data.
Les progrès de la médecine et de la technologie posent de manière urgente la question de savoir à qui appartiennent les cellules ou les data.
Cependant la propriété de soi a de profondes racines historiques. Locke, par exemple, cherchait à penser, à travers la propriété de soi, l’autonomie de l’homme dans un monde immanent. Qu’elle soit rejetée ou assumée, la propriété de soi crée la notion même d’appropriation et donc la possibilité de l’acquisition légitime. L’être et l’avoir sont ainsi indissociablement mêlés. On ne possède des choses que pour autant que l’on se possède soi-même.
La propriété de soi permet également de penser le droit sous une forme radicalement immanente. Elle est le meilleur fondement de l’égalité juridique car elle donne d’emblée une autonomie à chacun. Gaspard évoque aussi Richard Overton, qui estimait que si je m’appartiens moi-même, alors autrui s’appartient lui-même. De ce fait, les relations entre moi et autrui ne peuvent s’établir que sur la base du contrat, sous la forme d’un transfert de propriété. La propriété de soi ouvre ainsi la voie à une régulation par le droit, minorant le rôle de la délibération politique.
La propriété de soi ouvre la voie à une régulation par le droit, minorant le rôle de la délibération politique.
Gaspard souligne cependant une précision théorique fondamentale : pour disposer de soi, il faut être libre de le faire. Autrement dit, personne ne peut vendre le pouvoir de se vendre. La propriété de soi doit rester elle-même inaliénable pour que le corps et ses parties puissent devenir objets de contrat. Finalement pour n’être l’esclave de personne, pour s’appartenir en fait et en droit, il faut se traiter soi-même comme une chose. La propriété n’oblige pas au fructus, mais en ouvre la possibilité.
Il existerait en effet un lien profond entre morale personnelle, émergence d’un citoyen et propriété légale de soi. Toutefois Gaspard estime que c’est la perte du soi, transformé en dividuel sur les réseaux, qui engendre l’intolérance et ruine le dialogue. Il s’interroge ainsi sur la difficulté à s’appartenir au siècle du numérique.
La propriété de soi doit rester elle-même inaliénable pour que le corps et ses parties puissent devenir objets de contrat.
Instaurer la propriété de soi aurait des conséquences concrètes puisque les pratiques qui tombent aujourd’hui sous le couperet de la “dignité humaine” seraient légalisées et le droit de propriété permettrait à chacun de choisir ses propres valeurs. Les biotechnologies et le numérique, deux domaines extrêmement sensibles, subiraient de cette manière une véritable révolution.
S’agissant des données personnelles, le Conseil d’Etat explique que ces dernières ne peuvent être soumises au droit de propriété car elles reflètent la personnalité du sujet et que celui-ci doit rester indisponible. Cela veut dire que nous restons dans une forme de féodalisme numérique puisque nous offrons l’ensemble de notre production de data au “Seigneur” en échange de services gratuits.
Gaspard conclut son propos en constatant que tout ce qui émane du soi, que ce soit des cellules ou des data, fait l’objet d’une exploitation intensive dont il serait juste économiquement que l’émetteur premier en tire profit. En effet, il reste convaincu que la propriété de soi doit nous fournir les moyens de retrouver la maîtrise de nous-mêmes et d’échapper à la tyrannie du réseau.
Pour lire le texte de Gaspard Koenig « La propriété de soi » (pages 100 à 109), cliquer ICI.
Pour lire notre rapport « Mes data sont à moi », cliquer ICI.
Pour revoir le TEDxParis de Gaspard Koenig « La propriété de soi, le combat de la nouvelle génération », cliquer ICI.
Pour lire l’ouvrage « La famille par contrat » dans notre collection aux PUF, cliquer ICI.