Maire de Cannes et président de l'Association des Maires de France, il est notamment le co-auteur de l'ouvrage La culture nous sauvera (2021).
Dans un entretien pour notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), David Lisnard considère l’intellectuel comme le représentant d’une droite humaniste et responsable. A la lumière de sa pensée, il appelle à mettre en oeuvre une subsidiarité ascendente et horizontale, à débureaucratiser et à penser l’intelligence artificielle et l’environnement selon une approche libérale.
Raymond Aron n’aimait pas les facilités. Il parvenait à pourfendre le conformisme, qui alimente le « révolutionarisme », et tout autant la démagogie. En cela, il œuvrait comme nul autre pour la démocratie, forcément exigeante. Car la liberté est un combat. Rendre hommage à Raymond Aron, en évoquant les grandes lignes d’une œuvre de vie si profuse, est une entreprise de justice, salutaire, à l’endroit de l’un des plus grands penseurs français du siècle dernier qui, longtemps, trop longtemps, souffrit d’une mise à l’index causée par l’idéologie marxiste alors dominante dans les milieux universitaires et intellectuels. De tous ceux de la « génération de 1905 », étudiée par l’historien Jean-François Sirinelli, Raymond Aron est assurément un spécimen bien à part. « Bon élève type », comme il se décrit lui-même, il fut major à l’agrégation de philosophie à seulement vingt-trois ans tandis que son condisciple normalien, Jean-Paul Sartre, y échouait avant de l’obtenir, lui aussi en première place, l’année suivante. Je n’entends pas faire de la rivalité Aron-Sartre le cœur de mon propos, mais il convient, malgré tout, de rappeler le magistère intellectuel tout-puissant exercé par le second à une époque où les idées du premier, imprégnées de liberté, d’ordre et de responsabilité, étaient reléguées en dernière zone.
Tandis que Sartre se complaisait, les années passant, dans une rancœur et un sectarisme dangereux pour tous ceux qui pensaient différemment, Aron prenait sa part dans le cortège des idées, écrivait, s’interrogeait sur la marche du monde et en fournissait, toujours avec modestie, quelques clés de lecture, quitte, s’il le fallait, à se remettre en cause. N’oublions pas que l’époux de Simone de Beauvoir, dont le positionnement politique a insidieusement varié au gré des évènements et de son opportunisme patenté, s’est toutefois montré constant dans sa défense aveugle du communisme et des régimes totalitaires qui en découlaient, à tel point qu’il déclara, pétri de tolérance, que « tout anticommuniste est un chien ».
Raymond Aron, qui ne pouvait que se sentir visé par une assertion d’une telle violence, demeura pourtant, et jusqu’à son dernier souffle, d’une inaltérable élégance envers son camarade d’antan. Préférant le débat et la confrontation des points de vue aux incantations moralisatrices, l’auteur de L’Opium des intellectuels, qui poussait un peu plus loin le constat de la « trahison des clercs » (Julien Benda) et de la « littérature à l’estomac » (Julien Gracq), se caractérisa, en toutes circonstances, par son respect de la différence, soulignant que l’intellectuel doit s’efforcer de « n’oublier jamais ni les arguments de ses adversaires, ni l’incertitude de l’avenir, ni les torts de ses amis, ni la fraternité secrète des combattants ». La messe est dite. De ce filon dénué de la moindre ambigüité, Aron fit son sextant par vent calme comme tempétueux, son impératif catégorique et n’en dévia pas de toute son existence.
« Raymond Aron fut l’incarnation d’une droite humaniste, raisonnée, responsable et donc respectable. »
Partant, j’aimerais, aujourd’hui, renverser le paradigme qui a trop longtemps prévalu dans les esprits d’une intelligentsia omnipotente. De l’après-guerre au début des années 1980, on scandait, ici et là, avec une fierté déconcertante, qu’il valait « mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Par cette formule qu’aucun individu sensé ne doit pouvoir légitimer (et pourtant…), Raymond Aron a bel et bien été mis au ban de tout un pan de la société, qui avait choisi son camp, résolument opposé au sien, celui de la Raison. A défaut de chercher à avoir raison avec Aron – car ce ne me semble pas le défi à relever –, tâchons en tout cas de tirer le meilleur de son legs et ainsi dire combien son apport mérite non seulement sa place dans le monde contemporain, mais doit être connu et enseigné à une génération qui en ignore le principal, à l’exception bien sûr des quelques spécialistes avertis. Vilipendé naguère par une bonne partie de la gauche française (à l’instar d’un Raymond Boudon ignoré ou dénigré en France pour lui préférer, dans le monde des sciences humaines, Pierre Bourdieu et son habitus néo-marxiste), Raymond Aron ne sut jamais vraiment, en ce qui le concerne, où fut sa propre droite. Ou plutôt, il s’offrait la liberté, égale à aucune autre, de ne pas se laisser enfermer par quelque catéchisme que ce soit.
Admiratif du Général de Gaulle (qu’il cite à maintes reprises dans ses passionnants Mémoires, un modèle du genre), il soutint sans réserve le chef de la France Libre (« je crois que le plus grand événement d’art oratoire radiophonique de notre époque, ce sont les discours du Général De Gaulle »), l’homme de la Constitution de 1958 ou encore celui qui réforma l’économie française à la suite d’une IVe République essoufflée. Mais loin de se muer en panégyriste inconditionnel, tel un François Mauriac dans ces mêmes années, Raymond Aron n’hésita pas à marquer fermement ses divergences de vue. Ce fut le cas, en l’espèce, sur les relations franco-américaines, le philosophe reprochant à l’homme de Colombey son antiaméricanisme, comme sur la question d’Israël, sans doute plus déchirante pour le « spectateur engagé », qui ne cautionnait pas les déclarations du Président de la République lors de sa conférence de presse en novembre 1967.
« Se remémorer Aron, […] c’est prendre le parti de l’élégance face à l’intolérance et au dogmatisme. »
Raymond Aron, c’était cela partout, tout le temps, quelles que soient les circonstances : rien, hormis sa propre exigence d’une pensée respectueuse des faits et de la rigueur argumentaire, ne pouvait altérer sa liberté d’agir, de s’exprimer, d’être tout simplement, quitte à casser quelques idées reçues sur sa prétendue inféodation à une personne ou à un système de pensée. Il est peu connu du grand public, par exemple, qu’il s’est attaqué en bonne et due forme à « l’achèvement de la puissance bureaucratique » dans notre pays, dénonçant « l’extension de cette rationalisation autoritaire à l’homme lui-même, à des activités humaines qui semblaient, par essence, comporter la liberté, la spontanéité ». En économie, il usait de la même liberté d’approche et de ton pour éviter tout enfermement idéologique. Ainsi, reprochant sa vision dogmatique à Friedrich Hayek, Aron prône la confiance en la démocratie comme finalité du libéralisme, et affirme que « l’authentique morale des démocraties est une morale de l’héroïsme, non de la jouissance ». Il précise, dans Le grand schisme, sa position : « Mais, en Europe occidentale, la planification intégrale est inconcevable, sinon comme un sous-produit de l’invasion soviétique, et un libéralisme intégral exclu, aussi bien par les circonstances économiques que par la psychologie des hommes. La tâche est de rendre viable le régime mixte qui, jusqu’à présent, ne l’est pas ». Aussi, tout en plaidant pour la « sauvegarde des valeurs essentielles de la démocratie politique », il défend la nécessité d’adopter « certaines méthodes de direction économique ». Plus surprenant, Raymond Aron ira même, au mitan des années 1950, jusqu’à reconnaître qu’il se sent proche de certaines idées de John Maynard Keynes, tout en sachant, en authentique libéral qu’il est, qu’elles sont difficilement compatibles, dans les faits, avec une politique économique qui laisse leur nécessaire latitude aux forces du marché. Inclassable, vous dis-je.
Dans son magnifique Essai sur les libertés, comme pour mieux affirmer encore son libéralisme, Aron s’inscrit clairement, et pour notre plus grand plaisir, dans la lignée de Montesquieu et Tocqueville, ce dernier ayant une place de tout premier choix dans sa matrice intellectuelle. Il y rappelle la distinction opérée par Marx (dont Aron connaissait bien l’œuvre) entre libertés formelles et libertés réelles, défendant le postulat que les secondes ne sont rien sans être subordonnées aux premières (et déplorant, chez Hayek, son « marxisme inversé »). C’est bien cela qui fonde le socle de toute démocratie libérale. Il ne faut jamais perdre de vue, lorsque l’on s’arrête sur le cheminement de Raymond Aron, qu’il a traversé un siècle mutilé par deux guerres mondiales, auxquelles a succédé une « guerre froide » établissant de nouveaux rapports de force géopolitiques, stratégiques, économiques et diplomatiques. Ce faisant, sa théorisation des relations internationales est intimement liée à son souci de comprendre l’action humaine et son incidence sur les décisions politiques comme sur la vie des citoyens. De son premier article, De l’objection de conscience (janvier 1934) où l’on sent l’influence d’Alain, à son magistral ouvrage Penser la guerre. Clausewitz (1976), Aron s’est affirmé par un réalisme singulier (se démarquant en cela de Morgenthau), où les considérations morales entrent en ligne de compte, qualifié par d’aucuns de néoclassique, et la devenue célèbre doctrine du soldat et du diplomate. Certes, la planète a considérablement évolué depuis, et les conclusions tirées du monde bipolaire d’alors n’ont plus lieu d’être. Quoique…Comment ne pas relire avec un intérêt lucide sur notre propre époque toutes les considérations de ce journaliste-philosophe (et inversement) sur les années 30 et le choc de l’Histoire qui en résulta. Au moment de la soutenance de sa thèse de philosophie, en 1938, dans laquelle il tranche avec le courant positiviste ambiant, Aron n’a en effet pas oublié son passage à Cologne puis à Berlin, de 1930 à 1933, lors duquel il assista à la montée du nazisme.
Il revint aussi particulièrement imprégné par deux figures intellectuelles allemandes que sont Heinrich Rickert et Max Weber. Le jeune philosophe devient dès lors penseur politique et vigie sur les affaires du monde. Toujours, il gardera cette curiosité insatiable et cette bonhomie qui le démarquaient sensiblement de nombre de ses contempteurs. En fait, témoigner, aujourd’hui, de notre gratitude intellectuelle et morale à Raymond Aron, c’est redire l’importance de ce qu’il a apporté au corpus du libéralisme, sans naïveté ni extrémisme. C’est souligner que, malgré l’ostracisme intellectuel dont il fut victime, il n’en demeura pas moins un remarquable éditorialiste, philosophe, mais aussi sociologue, économiste, historien, reconnu de par le monde, et qui rejoignit, comme une reconnaissance de son immense travail, le Collège de France en 1970 pour y professer au sein de la chaire de Sociologie de la civilisation moderne. Elève de Brunschvicg, ami de Canguilhem, il a inspiré tant d’intellectuels qui ont su assurer la digne relève de leur maître : Claude Lefort, François Furet, Pierre Hassner, Jean-Claude Casanova (avec qui il créa l’excellente revue Commentaire en 1978) ou encore Pierre Manent pour n’en citer que quelques-uns.
Se remémorer Aron, s’arrêter pour mieux s’approprier son cheminement idéologique, en de si multiples domaines, c’est choisir un antidote puissant face aux maux – du déconstructionnisme au wokisme qui menacent en maccarthysme inversé et tyrannique notre société, de l’aigreur ou de la peur qui mènent à tous les populismes, de la paresse et du cynisme qui alimentent toutes les démagogies – qui entendent déstabiliser notre monde, où le bavardage insipide remplace trop souvent l’effort de compréhension de l’autre et de l’ailleurs. C’est également prendre le parti de l’élégance face à l’intolérance et au dogmatisme.
« Raymond Aron ne sut jamais vraiment, en ce qui le concerne, où fut sa propre droite. Ou plutôt, il s’offrait la liberté, égale à aucune autre, de ne pas se laisser enfermer par quelque catéchisme que ce soit. »
C’est enfin se doter de quelques pistes pour penser le monde de demain, avec ses incertitudes et ses doutes. Aron en fut gorgé jusqu’au bout, et c’est en cela qu’il demeure une figure bien à part. Aux accents révolutionnaires, il préférait la réforme. A la bien-pensance et au conformisme, il préférait l’interrogation et la rigueur imaginative, le surmoi plutôt que le ça, le refoulement des bas instincts et des pulsions primitives qui n’amènent jamais rien d’heureux et surtout de constructif. Laissons vivre et prospérer les initiatives créatrices.
Sachons tirer de l’œuvre de Raymond Aron comme de sa sagesse un tout régénérateur mêlant conciliation, efficacité et liberté. Face aux nombreux défis du 21e siècle, que sont notamment l’intelligence artificielle et l’environnement, son libéralisme est la voie la plus pertinente, aussi bien en termes éthiques pour une certaine idée de l’homme, que d’efficacité. Le politique doit y puiser pour aérer la société française, instaurer partout une véritable subsidiarité, horizontale et ascendante, et recentrer l’action publique nationale sur sa raison d’être, c’est à dire la justice et tout ce que cela implique dans le régalien et le champ social. Que l’Etat cesse de se mêler de ce qui ne le regarde pas, de vouloir tout régenter, d’entraver a priori l’usage parce qu’il ne parvient pas à réprimer a posteriori l’abus. Etre fort avec les faibles et faible avec les forts ne peut mener qu’à la sédition.
L’infantilisation permanente couplée à la bureaucratisation galopante constitue un mélange destructeur. Sur l’incontournable question climatique, par exemple, une approche libérale consisterait à sanctionner les pollueurs et à promouvoir une économie écologique de marché, qui mobiliserait la dynamique entrepreneuriale et la force du capitalisme pour changer les modes de production de biens et de services, en contraste avec les mesures inefficaces et liberticides de la décroissance comme de l’écologie sur-administrée, dont le Diagnostic de Performance Énergétique (DPE, après les ZFE et le ZAN…) est une des dernières expressions. Le moralisme écologique non seulement devient chaque jour plus pénalisant pour les habitants et nos entreprises, mais aussi s’avère sans efficacité sur ses finalités environnementales en comparaison de la puissance d’une politique de « décarbonation » de l’activité reposant sur le Droit international pour lutter contre les distorsions écologiques de concurrence, la science, l’innovation, l’investissement massif dans les solutions énergétiques et de tout ce qui peut préserver et dépolluer la planète. Sur tous les sujets, il s’agit de faire gagner la Raison critique et de régénérer l’esprit civique. Raymond Aron fut l’incarnation d’une droite humaniste, raisonnée, responsable et donc respectable. C’est cette droite qu’il faut rétablir. Dans l’intérêt de la démocratie et pour l’avenir de notre pays.
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