Cheffe d’entreprise, fondatrice de Kayz et Zip.
Dans sa contribution à notre recueil en hommage à Raymond Aron (le consulter ICI), Aurélie Drouvin transpose la pensée de l’intellectuel aux bouleversements technologiques du XXIème siècle. A la lumière de son héritage, elle appelle à reprendre le contrôle du progrès technologique.
« No one knows what happens next » – Sam Altman, CEO d’OpenAI.
Le progrès technologique va vite, de plus en plus vite. Le choc planétaire créé par ChatGPT en est un exemple significatif : à peine annoncé, voilà que l’outil est adopté par plus de cent millions d’utilisateurs en seulement deux semaines. Le rejet et les craintes sont également forts car nous avions en tête collectivement que l’automatisation était là pour nous libérer des tâches les plus pénibles, non pas nous concurrencer sur la créativité. De nombreuses voix s’élèvent alors pour s’inquiéter d’une concurrence irrattrapable en matière de créativité, l’outil ne se contentant pas de libérer des tâches les plus pénibles.
En réalité, les interrogations ne cessent de se multiplier : que reste-t-il de la spécificité de l’Homme, si celle-ci n’est pas désormais un fantasme ? Quel doit être le champ de la régulation ? La démocratie peut-elle résister face à la multiplication des deepfakes ?
Lorsque l’opportunité de participer à cet ouvrage en hommage à Raymond Aron m’a été offerte, je me suis interrogée sur ce que la pensée aronienne aurait à opiner sur ces questions. Certes, il serait anachronique d’attribuer à Aron des pensées concernant l’intelligence artificielle. Mais il n’en reste pas moins que l’auteur a traversé une période de bouleversements technologiques et s’est posé la question des conséquences de l’automatisation pour les ouvriers, de l’influence des médias sur la société et des risques pour l’humanité liés au progrès.
Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 80, l’accélération est fulgurante et touche tous les domaines de la société : du spatial à l’industrie, en passant par les transports et les transformations du monde du travail. Il mentionne par exemple dans « Les Désillusions du Progrès », (publié d’abord en anglais en 1965 puis en français en 1969), le projet d’avion supersonique (le service du Concorde a débuté en 1976), ainsi que les travaux novateurs dans le domaine de la génétique (l’ARNm a été découvert en 1961, par trois chercheurs français de l’institut Pasteur : François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod).
Malgré tout, Raymond Aron évoque le pessimisme ambiant avec les détracteurs de la société industrielle qui dénoncent « la dévastation de la nature, la pollution de l’atmosphère, l’aliénation des individus manipulés par les moyens de communication, l’asservissement par une rationalité sans frein ni loi, l’accumulation des biens, la course à la puissance et à la richesse vaine. (1) » Rien de nouveau sous le soleil… Ces parallèles nous amènent donc à inviter Raymond Aron à la table de la réflexion.
« Raymond Aron a traversé une période de bouleversements technologiques et s’est posé la question […] des risques pour l’humanité liés au progrès. »
L’évolution du travail
Pour Aron, le progrès technique permet une hausse de la productivité et des richesses, ce qui amène à une baisse (souhaitable !) du temps de travail : « C’est en dehors de l’activité productive, durant le temps libre, que l’individu s’accomplira dans sa singularité » (2). La société industrielle a vu également son système hiérarchique et ses organisations de travail bouleversées. Pour Raymond Aron, il ne faut pas s’y opposer : si nous pouvons assister dans l’immédiat à des suppressions d’emplois, d’autres créations suivront à terme. En revanche, il s’inquiète de l’inégalité croissante entre les individus les moins qualifiés et « les plus talentueux ». La perception de l’organisation de l’entreprise par les travailleurs joue dans ce cadre un rôle décisif: son opacité apparente résultante de sa rationalité globale peut devenir oppressive. Aussi, si le progrès technique réduit le temps de travail, il peut transformer les travailleurs en « simples » contrôleurs de machines. Cela soulève des interrogations quant à l’épanouissement individuel et aux aspirations dans ce nouvel écosystème professionnel. Pour Aron, « Ce qui reste incertain, c’est l’influence à long terme du progrès technique : dans quelle mesure celui-ci favorise-t-il l’acceptation du métier simple gagne-pain ou bien, au contraire, le refus d’un travail sans horizon d’avenir ou de signification ? » (3)
Ces considérations nous ramènent évidemment aux débats contemporains qui portent sur la durée du temps de travail, autant sur la semaine de 4 jours que les 32 heures, les suppressions de poste dues à l’automatisation, la fracture entre les salariés (rappelons-nous le débat entre emplois essentiels ou non essentiels pendant le confinement), et la question du sens donné au travail. La droite devrait relire Aron attentivement sur ces sujets au lieu de rabâcher le retour aux 39 heures et « la valeur travail ». La gauche devrait quant à elle retenir le terme essentiel dans cette histoire : « hausse de la productivité ». Et force est de constater que nous n’y sommes pas : la productivité horaire a chuté de 3,6% en 3 ans en France.
La productivité ne se décrète pas mais elle a besoin d’un terrain favorable : une population bien formée, tant au niveau de la formation initiale que de la formation tout au long de la vie, et la liberté. J’entends par liberté, la liberté d’entreprendre et d’innover mais aussi libérer les entreprises des contraintes administratives bien trop rigides. Dans certains secteurs, l’IA devrait nous aider puisque selon des premières études sorties au printemps, elle boosterait nettement la productivité des employés les moins performants. (4) L’IA pourrait donc même réduire en partie les inégalités entre salariés (le bénéfice étant moindre pour les employés les plus performants).
En revanche, se pose la question des emplois supprimés. Certes, le cycle habituel destruction-créatrice, pour reprendre un mot d’auteur, devrait fonctionner mais pour combien de temps ? Là-dessus, le pessimisme gagne : s’il n’est pas à craindre une révolution dans l’immédiat (ChatGPT n’est pas le génie de la lampe), nous n’en sommes qu’aux prémices et rien ne permet d’anticiper l’évolution exacte du phénomène. À quelle vitesse notre système économique deviendra-t-il obsolète (s’il ne l’est pas déjà) ? En tout cas, il est urgent de lever le nez du guidon et de prendre en considération ces nouveaux éléments dans notre réflexion sur l’emploi. Le sujet du revenu universel n’est pas près de quitter la table du débat.
De même, en ce qui concerne le sens donné au travail, il n’est pas certain que les choses aillent en s’arrangeant : il est à craindre une inégalité croissante entre ceux qui travailleront pour des entreprises à mission, à des postes stratégiques et ceux qui deviendront comme le disait Aron « de simples contrôleurs de machine ».
« Le sujet du revenu universel n’est pas près de quitter la table du débat. »
Émancipation ou manipulation ?
« Je ne crois pas à la puissance diabolique des moyens de communication. Je me demande même s’ils contribuent aussi efficacement à la socialisation des individus que la famille, l’école, les groupes d’âge, la formation professionnelle… » (5)
On ne va pas reprocher à Raymond Aron de ne pas avoir vu venir les réseaux sociaux. Il craignait que les médias ne deviennent un vecteur d’oppression et de propagande. On sait aujourd’hui qu’ils peuvent être également un moyen de revendication. Il est clair que l’arrivée d’Internet et la possibilité de personnaliser l’expérience en ligne offre des possibilités alors insoupçonnées à son époque : dans l’accès à l’information, à l’ouverture sur le monde, ou encore dans de nouveaux modes de socialisation. Dès lors, nous avons assisté à une accélération des échanges tant sur le plan des idées que sur le partage de la culture, de nos modes de vie.
Aron craint une uniformisation des masses, connexe à ce qu’il décrit comme un phénomène d’universalisation, mais affirme qu’elle est contrebalancée par la revendication de particularismes locaux ou identitaires. L’affirmation de soi, de sa communauté, le besoin de reconnaissance sont particulièrement vifs. Mais cette possibilité de se regrouper virtuellement en communautés (identitaires, culturelles, idéologiques) combinée à la visibilité offerte à tous peut sérieusement bousculer nos démocraties. Les réseaux ont en effet permis à certains groupes, parfois très minoritaires, de se retrouver et de s’affirmer afin de peser sur des décisions nationales. On va d’ailleurs jusqu’à évoquer aujourd’hui la tyrannie des minorités.
Cependant, on peut rejoindre Aron sur sa crainte de manipulation. La technologie permet à la propagande d’être bien plus efficace par le ciblage. Le scandale Cambridge Analytica (6) ou la « ferme à trolls » d’Evgueni Prigojine sont là pour rappeler que l’influence en ligne est un enjeu majeur pour l’exercice de la liberté politique.
Les évolutions qui se font jour sont fascinantes et promettent des progrès incroyables en termes de rapidité ou d’accessibilité : il n’est plus nécessaire d’être un expert ou un technicien pour générer des graphismes intéressants, pour traduire des vidéos, pour coder de simples applications. Mais on voit également comment toutes ces techniques peuvent être détournées à des fins de manipulation de masse (les images choc générées et diffusées par le Hamas depuis plusieurs semaines n’en sont qu’un exemple). Cela a commencé avec la campagne américaine (7) et ce n’est que le début. Il deviendra usant, au sens cognitif, de partir du postulat selon lequel on ne peut accorder de confiance a priori aux informations publiées sur les réseaux sociaux. Douter de tout ou ne croire en rien peuvent être fortement préjudiciables pour nos démocraties.
« On ne va pas reprocher à Raymond Aron de ne pas avoir vu venir les réseaux sociaux. Il craignait que les médias ne deviennent un vecteur d’oppression et de propagande. »
Mais qui décide ?
Si le progrès technique bouleverse les modes d’expression et de faire du travail, de vivre-ensemble, de l’amour ou de l’affirmation de soi, pourquoi à l’inverse, nos institutions demeurent-elles relativement immobiles ? Nous pouvons d’abord penser que c’est un gage de qualité puisqu’elles sont, pour l’instant, capables de résister à des changements y compris radicaux. Or, si les mouvements politiques se sont emparés des moyens de communication modernes pour porter leurs messages et influencer les électeurs, les règles fondamentales du jeu politique n’ont que peu évolué. On peut se demander jusqu’à quand? Mais les institutions ont un temps de retard permanent sur les avancées technologiques et peinent à rattraper pour encadrer/réguler, quitte à tuer l’innovation.
La légitimité de la classe politique est régulièrement remise en cause à ce sujet. Les femmes et hommes politiques ne sont pas des experts. Peu sont issus de la communauté scientifique ou du monde industriel (et quand ils le sont, on les soupçonne systématiquement de conflit d’intérêt…). Raymond Aron évoque ce problème de légitimité : « Le caractère des décisions prises au niveau le plus élevé explique un des paradoxes apparents de notre civilisation : le rôle de direction que tiennent les non-scientifiques dans l’industrie et dans l’État, (…) Faut-il dire que les amateurs commandent aux experts ou que ces derniers obéissent à un spécialiste de la politique, dans l’entreprise comme dans l’État ? » (8)
Allier expertise technique et prise de décision collective est un exercice d’équilibrisme mais les enjeux en présence, tant sur le plan environnemental que sur le plan de la souveraineté, sont historiques. Ils doivent être mis publiquement sur la table.
Dans les avancées techniques révolutionnaires qui sont devant nous, prenons l’exemple de Neuralink. La société d’Elon Musk a obtenu l’accord des autorités américaines pour tester ses implants neuronaux sur des humains. Sommes-nous, en tant que société, d’accord avec ça ? Et pourrons-nous refuser ? Bien que l’Europe soit considérée aujourd’hui comme le continent de la régulation, nous n’en restons pas moins en compétition avec le reste du monde et nous ne pouvons pas nous permettre de décrocher. Seulement, en limitant la capacité à innover chez nous, nous nous condamnons à subir.
Raymond Aron craignait lui aussi certains aspects du progrès : « Les hommes de pensée jugent pour la plupart sévèrement la sociabilité industrielle. Quand ils évoquent l’avenir, ils craignent moins l’ennui qui guetterait une civilisation du loisir que la puissance surhumaine que la biologie, après la physique, donnera demain peut-être à l’humanité. Déjà celle-ci a la capacité de s’anéantir elle-même, d’altérer le patrimoine génétique de millions d’êtres encore à naître. Va-t-elle acquérir la capacité de modifier ce patrimoine ? De contrôler le hasard génétique ? Mises au point par les physiciens, les armes nucléaires dépendent pour leur emploi effectif des hommes d’Etat. À qui reviendra la charge de manipuler les patrimoines héréditaires ? (9)» Si la société mute, les peurs liées à l’avenir aussi.
La pensée de Raymond Aron, bien que marquée historiquement, continue donc de soulever des questions toujours prépondérantes sur la société moderne et le progrès technologique. Notamment cette interrogation sur le contrôle de ces avancées par la population alors que plus la technique avance, plus elle est difficilement compréhensible pour le commun des mortels.
Si certains dirigeants d’entreprise se tournent vers la politique, j’ai fait le chemin inverse : ancienne collaboratrice d’élus, je suis devenue fondatrice de deux sociétés dans le domaine du numérique. Je crois profondément que la tech est un sujet politique. Et en cela, si les dirigeants de la French Tech doivent penser ces questions (souveraineté, soutenabilité, futur de l’emploi…), les citoyens doivent également s’en emparer. Sur ces sujets, nous sommes en train de laisser la main aux hauts-fonctionnaires européens. Avez-vous été consultés au sujet de l’IA Act européen ? Nous devons avoir un débat public sur ces questions et nous attendons des partis politiques qu’ils proposent un choix clair de projet de société.
« Avez-vous été consultés au sujet de l’IA Act européen ? Nous devons avoir un débat public sur ces questions et nous attendons des partis politiques qu’ils proposent un choix clair de projet de société. »
Il est essentiel pour l’avenir de l’humanité de reprendre le contrôle de ce progrès technologique, non pas pour le stopper ou le brider mais pour que nous puissions dire ensemble, où nous voulons aller.
Si Raymond Aron s’est essayé à certaines projections en nous offrant une analyse globale de la société industrielle, il affirme pour autant ne pas prédire l’avenir : « Quels usages les hommes feront-ils de ces moyens ? Je préfère l’avouer que je l’ignore quitte à lire, pour me distraire, les livres sur l’an 2000 (10) ».
Personne ne peut prédire ce qui arrive ensuite…
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Sources :